C’est une première dans l’histoire de la microélectronique. Des chercheurs de Princeton et de l’IIT ont utilisé une intelligence artificielle pour concevoir des puces électroniques plus performantes que tout ce que les ingénieurs humains avaient pu produire jusqu’ici. Amplification, bande passante, consommation : tous les indicateurs explosent.
Le problème c’est que même les créateurs de cette IA admettent ne pas comprendre le fonctionnement de ces circuits aux formes étranges, presque chaotiques.
L’intelligence artificielle bouleverse la conception des puces RF et millimétriques
Depuis plusieurs décennies, la conception de circuits radiofréquences (RF) et millimétriques (mmWave) représente l’un des défis les plus complexes de l’électronique. Ces puces sont essentielles au fonctionnement des technologies sans fil modernes, de la 5G aux radars automobiles en passant par les liaisons satellites. Mais leur miniaturisation extrême combinée à des exigences de précision très élevées rend leur conception extrêmement laborieuse. Chaque erreur dans la géométrie ou l’agencement d’un composant peut entraîner des pertes de signal, des interférences ou des surconsommations d’énergie.
Qu’est-ce que des circuits radiofréquences et millimétriques ?
Les circuits RF/mmWave sont ceux qui opèrent à des fréquences allant de quelques gigahertz à plus de 100 GHz. Ce sont les composants qui permettent de transmettre, recevoir, amplifier et filtrer des signaux haute fréquence. Leur efficacité conditionne directement la qualité des communications mobiles, du Wi-Fi, des capteurs radar ou encore de l’Internet des objets industriels. Mais à ces fréquences, le moindre détail compte : l’interaction entre composants, la forme des pistes métalliques, l’agencement spatial… tout doit être finement optimisé.
Les ingénieurs conçoivent habituellement ces circuits à partir de blocs standards, selon des gabarits éprouvés. Cette approche modulaire offre une certaine sécurité, mais limite la liberté de création. Elle repose sur des règles empiriques, des approximations, et surtout beaucoup d’intuition. Les performances sont souvent bridées par des compromis entre gain, bande passante, taille et consommation que l’on pense inévitables, faute de mieux. L’espace de conception reste ainsi partiellement exploré, balisé par l’expérience humaine.
Concevoir un circuit RF efficace peut demander des semaines, voire des mois de travail. Chaque itération de design nécessite une simulation électromagnétique longue et coûteuse, suivie d’ajustements manuels, de re-tests et parfois même de reconception complète. Les outils traditionnels, bien qu’efficaces, imposent une approche lente, séquentielle, itérative. Et surtout, ils peinent à explorer des solutions radicalement nouvelles. Ce cadre rigide freine l’innovation, augmente les coûts de développement, et limite la capacité à répondre rapidement à des besoins technologiques émergents.
Avènement de l’IA générative dans l’électronique : une rupture inattendue
Jusqu’ici, le design de ces puces reposait exclusivement sur l’expertise humaine et des outils de conception assistée par ordinateur (CAO) traditionnels. Mais en 2024, une équipe de chercheurs de Princeton et de l’IIT Madras a dévoilé une avancée qui change la donne : une intelligence artificielle générative capable de concevoir en quelques heures seulement des circuits RF aux performances inégalées. Une première mondiale. Et surtout, une rupture profonde avec la logique séquentielle et structurée des ingénieurs : l’IA ne suit aucun plan connu.
Une nouvelle méthode : la conception inversée par intelligence artificielle
Contrairement à la démarche classique où l’on assemble des composants selon des modèles préétablis, l’approche par IA repose sur une logique inversée : les ingénieurs définissent les objectifs de performance (bande passante, gain, efficacité…), et l’algorithme explore à rebours les formes de circuits capables d’y répondre. C’est le principe de la conception inversée, appliqué ici à l’électronique haute fréquence.
Des réseaux neuronaux pour imaginer des circuits inédits
Pour rendre cette approche possible, les chercheurs de Princeton et de l’IIT Madras ont utilisé des réseaux neuronaux convolutifs (CNN). Spécialisés dans l’analyse d’images, ces réseaux sont capables d’associer une géométrie de circuit à ses performances électromagnétiques. L’IA devient ainsi un simulateur ultra-rapide, capable de prédire le comportement de milliers de structures.
Le modèle a été entraîné sur des milliers de simulations 3D (type HFSS), représentant autant de configurations réelles. Grâce à cet apprentissage supervisé, l’IA peut ensuite générer de nouvelles géométries, en prévoyant instantanément leurs performances, sans passer par les étapes de calcul longues et coûteuses qui ralentissent habituellement le design RF.
Des milliers de designs générés en un temps record
Une fois le modèle entraîné, il est capable de générer, tester et affiner des milliers de designs candidats en quelques heures. Là où un ingénieur humain aurait mis des semaines à itérer, l’IA enchaîne des cycles d’optimisation à grande vitesse. Ce gain de temps, de coût et de diversité ouvre un espace de conception jusqu’ici inaccessible.
Des performances impressionnantes mais une boîte noire inquiétante
Plusieurs circuits conçus par cette IA ont été fabriqués physiquement et testés en laboratoire. Des performances exceptionnelles, souvent supérieures aux meilleurs designs humains. Par exemple, un amplificateur large bande couvrant de 30 à 94 GHz a été conçu en un temps record, avec une efficacité énergétique améliorée.
Les circuits produits par l’IA ne ressemblent à rien de connu : motifs biscornus, absence de symétrie, contours chaotiques… Ces structures défient notre logique d’ingénieur. Même les chercheurs à l’origine du projet reconnaissent ne pas comprendre le rôle précis de chaque motif. On parle désormais de designs “extraterrestres” au sens presque littéral.

L’utilisation d’une intelligence artificielle pour concevoir des circuits électroniques soulève une question centrale : qui est responsable en cas de défaillance ? Si une puce générée par IA venait à dysfonctionner dans un équipement médical, un avion ou un système de communication militaire, il serait difficile de déterminer l’origine précise du problème. Est-ce la faute de l’algorithme, de l’ingénieur qui a validé le design, du fabricant ou de l’utilisateur final ? Cette incertitude juridique remet en cause les cadres classiques de responsabilité technique.
Autre difficulté majeure : l’auditabilité des circuits conçus par IA. Dans un design humain, chaque composant a une fonction identifiable, ce qui permet de tester, diagnostiquer et réparer en cas de panne. Mais les circuits générés par IA sont souvent si complexes et non intuitifs qu’ils échappent à toute lecture logique. Cela rend leur validation post-conception difficile, voire impossible sans outils spécialisés. En cas d’incident, retracer l’origine d’un comportement anormal devient un véritable casse-tête.
Pourquoi ces circuits sont incompréhensibles pour un humain ?
Les circuits conçus par intelligence artificielle déconcertent les ingénieurs car ils ne ressemblent à rien de ce que la logique humaine aurait produit. Là où un concepteur traditionnel utilise des formes régulières (lignes droites, spirales, structures symétriques ou en grille) l’IA génère des géométries irrégulières qualifiées de « chaotiques ». À première vue, ces tracés métalliques semblent désordonnés, comme issus d’un gribouillage aléatoire, sans motif répétitif ni logique apparente.
Mais ce désordre optimise chaque contour pour répondre à des objectifs électromagnétiques car elle n’est pas contrainte par notre intuition visuelle. Les fonctionnalités (filtrage, amplification, répartition du signal…) ne sont plus localisées dans des blocs bien distincts, mais réparties dans l’ensemble du circuit de manière plus subtile et non détectable à l’œil nu. Ce mode de distribution fonctionnelle défie les approches classiques de lecture et d’analyse de circuit.
Face à ces créations, les outils analytiques traditionnels atteignent leurs limites. La logique séquentielle, les équations de modèles élémentaires ou même l’expérience empirique des ingénieurs ne suffisent plus à expliquer pourquoi tel motif produit tel effet. Ces circuits imposent de nouvelles méthodes d’interprétation, voire un changement de paradigme : l’ingénieur ne conçoit plus le circuit, il tente d’en comprendre le fonctionnement après coup comme un archéologue face à une technologie venue d’ailleurs.
XAI et électronique : vers une IA capable d’expliquer ses propres circuits
Pour que la conception de puces par intelligence artificielle reste maîtrisable à long terme, il devient nécessaire de rendre ces systèmes plus transparents et interprétables. C’est tout l’enjeu de la XAI (eXplainable AI) appliquée au hardware : développer des modèles capables de générer des designs performants mais aussi d’expliquer, a posteriori, le rôle de chaque motif dans le comportement global du circuit. Sans cette explicabilité, impossible de garantir la fiabilité, la sécurité ou même simplement de diagnostiquer une anomalie.
Dans le même esprit, l’émergence de l’IA dans l’électronique nécessite de nouveaux standards de validation automatique. Des outils de vérification croisée combinant analyse physique, simulations électromagnétiques et contraintes de fabrication devront encadrer les créations de l’IA avant toute mise en production. Cela implique aussi d’intégrer des garde-fous dès la phase de génération, pour éviter les hallucinations ou les circuits impossibles à fabriquer.
Sources et ressources
- Nature Communication - Conception inverse généralisée de circuits passifs et intégrés radiofréquence et sub-térahertz à multiples ports rendue possible par le deep learning
- Engineering Princeton - L’IA réduit drastiquement le coût et le temps de conception des puces
- Princeton University - Le groupe Sengupta remporte le prix du meilleur article scientifique de l’année pour ses puces conçues par intelligence artificielle